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Au Tatarstan, Moscou contre "Babaп", ou comment rйduire la souverainetй accordйe

Kazan de notre envoyйe spйciale

"Qui gouverne ici ? C'est Babaп ! Il tient tout. Il a mis son fils а la tкte du pйtrole. Mais il a dы tirer un trait sur sa souverainetй. Moscou reprend зa en main." Le jeune employй de la branche locale des services secrets russes pouffe de rire, au volant de la voiture de fonction avec laquelle il arrondit ses fins de mois, en faisant le taxi "au noir". Il est tadjik, mais vit а Kazan, la capitale du Tatarstan, "Rйpublique corrompue, mais pas aussi corrompue que le pays d'oщ je viens. Eh quoi, зa vous йtonne qu'un "Noir" [expression pйjorative employйe par les Russes pour dйsigner les habitants des flancs sud de l'ex-URSS] travaille pour les services de renseignement ?"

"Babaп", c'est le prйsident du Tatarstan, Mintimer Chaпmiev, un ancien dignitaire soviйtique qui, de Gorbatchev а Eltsine et а Poutine, a su survivre sous tous les rйgimes et se maintient au pouvoir depuis "une bonne quinzaine d'annйes" dans cette Rйpublique musulmane de 3,7 millions d'habitants baignйe par la Volga, а une heure de vol de Moscou. "Babaп, en tatar, зa veut dire "le vieux chef", celui qui peut tout, qui a des pouvoirs presque magiques", poursuit l'agent secret.

AMER CONSTAT

Le chef des Tatars avait assurйment montrй, en fйvrier 2001, qu'il avait de la ressource. Par un travail de lobbying auprиs des dйputйs de la Douma, а Moscou, Mintimer Chaпmiev avait portй un coup а la "verticale du pouvoir"prфnйe par M. Poutine dans ce pays aux 89 entitйs territoriales : le vote d'un texte autorisant un troisiиme mandat pour les gouverneurs de Russie. Une victoire en forme de rйpit.

Un an plus tard, а l'intйrieur de la forteresse de Kazan, siиge de la prйsidence tatare et jadis centre de la Horde d'Or - les ancкtres mongols des Tatars, qui rйgnиrent ici jusqu'а leur йcrasement par Ivan le Terrible en 1552 -, l'heure est а un amer constat. L'autonomie acquise aprиs 1991 par le Tatarstan semble fondre comme neige au soleil.

Quand Boris Eltsine avait lancй aux rйgions : "Prenez autant de souverainetй que vous pourrez en avaler !", c'est au Tatarstan que la formule avait йtй le plus prise au mot. Une Constitution tatare avait йtй adoptйe en 1992, avant mкme la Constitution russe (votйe en 1993), oщ il йtait question de "sujet de droit international" et de "Rйpublique associйe а la Russie". Le Tatarstan a envoyй des йmissaires а l'йtranger, cherchй des crйdits internationaux, s'est mis а exporter lui-mкme pйtrole, hйlicoptиres, camions. Mais avec sa situation enclavйe, au cүur des terres russes, et une population mi-slave mi-tatare, la Rйpublique n'est pas allйe jusqu'а dйclarer son indйpendance, comme l'a fait la Tchйtchйnie.

Aujourd'hui, la reprise en main par Moscou est en marche. "Cette annйe, nous verserons au "centre" [Moscou] 64 % des impфts collectйs dans la Rйpublique, et nous en garderons 36 %. Avant, c'йtait l'inverse."

Rafael Kharimov, conseiller du prйsident Chaпmiev, dйcrit les changements en cours, fruits de "longues nйgociations" avec Vladimir Poutine, achevйes "en novembre 2001, quand nos deux prйsidents se sont vus а Moscou, et que tout a йtй rйglй". Fin janvier, la Cour constitutionnelle russe, qui menaзait de dissoudre le Parlement tatar, a donnй six mois au Tatarstan pour "mettre sa Constitution en conformitй avec la Constitution russe", ce qui a йtй fait en fйvrier. L'introduction de l'alphabet latin, qui devait entrer en vigueur en septembre 2001, a йtй "gelйe, car le "centre" s'y opposait", dit le conseiller.

A Kazan, est apparu un "inspecteur fйdйral", flanquй d'un adjoint, issus de l'armйe et des services de renseignement. Leur tвche est de surveiller l'йvolution de la Rйpublique, au nom du "super-prйfet" nommй par M. Poutine dans une nouvelle entitй administrative, la "Rйgion de la Volga", qui coiffe le Tatarstan. Le KGB local, que le prйsident Chaпmiev contrфlait, a йtй replacй sous la tutelle de Moscou, ainsi que le systиme judiciaire local. Mкme le Parti communiste tatar, qui avait pris son autonomie, est redevenu, en fйvrier, une simple branche rйgionale du PC russe.

"Personne n'a osй s'y opposer", se plaint un universitaire tatar qui, comme d'autres intellectuels, voyait dans le statut spйcial un moyen de revitaliser une culture musulmane et une langue turcophone. Ce statut spйcial est inscrit dans un "traitй", conclu en 1994 entre le Tatarstan et Moscou, "mais que Vladimir Poutine va rйduire а nйant", dit ce chercheur. "Chaпmiev a compris qu'il йtait dans son intйrкt de composer. Il tient plus а son poste qu'au statut formel de la Rйpublique. La question est de savoir s'il arrivera а dйsigner son successeur, ou si ce sera un homme de Moscou."

"SOUPIR DE SOULAGEMENT "

Les Russes du Tatarstan, eux, sont plutфt contents. Ils se sont inquiйtйs d'кtre devenus, en 2001, minoritaires. Les Tatars forment dйsormais 52 % de la population (contre 49 % en 1989) depuis l'arrivйe de nombreux migrants d'Asie centrale (le Tatarstan ne compterait qu'un tiers des Tatars vivant dans l'ex-URSS). Alexandre Salagaev est sociologue et Russe de Kazan. "Les gens n'ont jamais apprйciй que Chaпmiev place les membres de son clan familial а tous les postes-clйs. En dix ans, le groupe autour de Chaпmiev a essayй de promouvoir une identitй tatare de type folklorique, paysanne, mais зa n'a pas marchй. Les Russes se sont sentis brimйs, et les Tatars qui vivent dans les villes se considиrent comme des russophones, dit-il. Les russophones ont poussй un soupir de soulagement quand Vladimir Poutine a mis fin aux vellйitйs du pouvoir local d'imposer la langue tatare а tous les fonctionnaires."

Natalie Nougayrиde